Pourquoi j’ai quitté la scène shibari parisienne

TW : violences, agressions sexuelles, viol.
(EDIT: ce post a été rédigé avant que Cyril ne s’exprime publiquement sur le sujet. Tout l’article est donc anonyme).

Il était temps que quelqu’un ose mettre ce problème sur la table, et même si mon billet arrive un peu après la « bataille » tant la difficulté pour moi de l’écrire est grande, il garde quand même son importance. Il y a un peu plus d’une semaine, Charlie mettait courageusement en lumière dans un article FetLife les agissements et les abus répétés d’un des leaders de la scène shibari parisienne sur ses modèles. Ses mots résonnent tout particulièrement en moi, et bien qu’elle se soit gardé de citer le moindre nom, il ne m’a pas fallu plus de quatre lignes de lecture pour ne plus avoir le moindre doute quant à l’identité de cette personne. A mon sens, cela atteste déjà de la gravité du problème et de l’absolue nécessité, non pas de tomber dans un acharnement contre le concerné, ni de le citer ouvertement, mais de se questionner sur les solutions à mettre en œuvre afin que cela ne se reproduise plus à l’avenir.

Nos chemins se sont croisé pour la première fois début 2015, lors de ma première visite dans ce lieu incontournable de la scène shibari parisienne. Au premier abord, j’y ai rencontré une personne saine, à l’écoute, bienveillante, respectueuse, déconstruite, à cheval sur le consentement dans la pratique des cordes et dont le credo a toujours été de présenter la pratique des cordes de façon totalement désexualisée au grand public, comme une pratique sportive et méditative. Bien que mon œil soit aujourd’hui davantage critique sur cette façon de vendre le shibari qu’il ne l’était à l’époque, c’est avec plaisir que j’ai accepté de me faire attacher par lui. Il n’y eut pas la moindre ombre au tableau cette première fois et malgré ma semi-nudité, aucun geste déplacé, ni limite bafouée. Cette séance vint par conséquent renforcer l’image idyllique de « sagesse » que je m’étais préalablement forgée, et nous avons peu à peu appris à nous connaître par le biais des cordes. Dès lors, je le considérais comme une personne proche de moi, un ami et parfois un confident, car il entrait en connexion avec une sphère très intime de mon être. Il est un des seuls attacheurs avec qui j’ai réussi à explorer le masochisme dans les cordes de façon si profonde et intime, et cela était pour moi la preuve de la confiance que je lui accordais.

Pour rester la plus honnête possible dans ce billet, je me dois d’insister sur le fait que cette session se déroulait bien, jusqu’à l’instant où j’ai atteint mon seuil de tolérance. Fatigue et douleur devenaient beaucoup trop fortes, impossibles à supporter. J’ai verbalisé cela en lui disant que « je ne tenais plus, qu’il fallait stopper la session » ce à quoi il m’a répondu « allez, encore un petit peu, moi aussi je ne tiendrai plus très longtemps de toute manière ». J’ai répété plusieurs fois mon désir de stopper la séance, toujours reçu de la même façon : une demande de sa part de « tenir encore ». Dans mon souvenir, le laps de temps entre ma première demande d’arrêt de la session et sa fin effective a duré une éternité. Là encore, le doute subsiste chez moi, tant le temps peut se distendre quand je suis dans les cordes. Tout.e.s les modèles vous le diront, le temps se modifie de façon extrême pendant une session : deux heures peuvent passer en quinze minutes, et inversement. Je me rappelle cependant d’avoir clairement verbalisé mon souhait de stopper la session plusieurs fois avant qu’il ne commence à me détacher ; ce qui en soit est un non-respect total des valeurs de respect et de consentement que cette personne prône habituellement. Bien que je ne lui en ai pas touché un mot (ce qui est également un de mes torts), cette session a créé un véritable malaise chez moi, au point de ne plus jamais pratiquer les cordes avec lui, tout en essayant d’oublier cet événement. A tort, j’ai préféré garder cela pour moi et continuer d’avancer de mon côté.

A mesure que je fréquentais la scène parisienne et rencontrais d’autres modèles et riggers, de plus en plus d’éléments inquiétants à son propos m’étaient relatés. Plus je rencontrais de nouvelles modèles, plus elles me confiaient des évènements graves qui me ramenaient à mon propre vécu avec lui. Des cordes placées à des endroits non désirés (alors qu’ielles avaient expressément indiqué qu’ielles ne le souhaitaient pas, AVANT la session), attouchements, session « trop sensuelle », « trop sexuelle », « trop intense », « trop douloureuse », limites ouvertement franchies, sans cesse poussées plus loin, plus loin et encore plus loin, refus de stopper la session alors que le.la modèle le demande… Tout cela m’inquiétait et ce tout dernier point (refus d’arrêter) me ramenait particulièrement à ma propre expérience. Après ces nombreuses et longues discussions avec celleux de la communauté qui m’étaient les plus proches, j’ai constaté avec stupéfaction que tout le monde était au courant de ses agissements et condamnait très fermement sa conduite envers ses modèles, dans l’ombre. Cependant, personne n’osait prendre la parole publiquement, certain.e.s par crainte d’être rejeté.e.s par la communauté, ou de ne plus pouvoir organiser de workshops, du fait de la place importante de cette personne dans la sphère des cordes parisiennes, et d’autres (comme moi) par manque d’assurance, de motivation et de courage ainsi que par résignation. Je ne trouve pas les mots pour exprimer à quel point je me sens coupable aujourd’hui. Coupable d’avoir su, coupable d’avoir entendu nombre de personnes dénoncer les agressions et abus de cette personne sans jamais oser ne serait-ce qu’initier une prise de parole générale ; et en cela je ne pourrai jamais assez remercier et admirer @Charlie_Bear pour son courage.

C’est en partie cela qui m’a conduit à délaisser la scène parisienne, jusqu’à délaisser ma passion des cordes par manque de partenaires motivés dans ma région. J’ai arrêté de fréquenter cet endroit que j’ai pourtant considéré pendant longtemps comme une seconde maison, comme cet endroit « où je me sens aussi bien et épanouie que chez moi », moi qui pourtant ne me sens que rarement bien à l’extérieur. Comme on dit, « home is were the ropes are », mais je ne me sentais plus chez moi, ni épanouie là bas. Petit à petit, et naturellement, j’ai commencé à espacer mes visites et à refuser certaines collaborations qui représentaient pourtant des occasions en or. Je suis pleine de regrets et de remords, car plutôt que de prendre la parole, j’ai préféré fuir, et m’évincer du faut de cette atmosphère malsaine.

Avec le recul, je ne peux m’empêcher de souligner une certaine hypocrisie dans le fait de présenter la pratique des cordes comme étant totalement détachée de la sexualité, et aujourd’hui, je pense que le concerné paie le prix de la dissonance totale entre les valeurs qu’il défend et ses actes. Si dissocier les cordes de la sexualité est en partie hypocrite, ça l’est encore plus d’ignorer le consentement de ses modèles, d’outrepasser les limites et le cadre posé au préalable pour ensuite organiser et animer des ateliers et des débats sur le consentement et l’écoute dans les cordes. J’insiste sur « en partie » car je pense néanmoins qu’il est possible de pratiquer sans dimension sexuelle, mais uniquement lorsque tout le monde joue au même jeu et respecte les mêmes règles. Malheureusement, j’ai rencontré bien plus d’hommes prenant davantage de plaisir dans la transgression des limites que dans le jeu consentant et éclairé. En ce sens, j’ai peur pour la suite, j’ai peur pour les nouveaux et nouvelles qui s’embarqueront dans un jeu dont ielles ne connaissent pas tous les tenants et aboutissants, ni toutes les règles qui le régissent. Je suis pourtant la première à m’enthousiasmer de voir de plus en plus de cordes là où je ne m’y serais jamais attendu des années plus tôt. Clips, publicités, films : les références au shibari dans les média sont de plus en plus nombreuses et cela apporte son lot d’avantages et d’inconvénients. Je suis ravie de rencontrer de plus en plus de compréhension quant à mes pratiques chez des personnes pourtant étrangères au milieu. Je suis ravie de voir de plus en plus de personne s’intéresser aux sexualités alternatives, qui sont à mon sens un excellent moyen d’arriver à l’épanouissement. En revanche, je ne peux que déplorer de voir à quel point certain.e.s profitent de cette médiatisation de façon malsaine et dénuée d’éthique. Dans un tout autre contexte, je ne peux que me rappeler des propos abjectes de certaines figures du milieu BDSM parisien à l’arrivée du phénomène fifty shades, suivi d’une déferlante de jeunes prêt.e.s à s’essayer aux sensations fortes. La soudaine médiatisation du « BDSM » version « tout public » fut une aubaine pour bon nombre de pratiquants chevronnés. Ces derniers y ont vu une réelle « livraison massive de chair fraîche à malmener sans ménagement » ; le propos sous-jacent étant « des jeunes vanilles dont ils auraient le loisir de profiter, non familièr.e.s des codes de conduites, de l’éthique, des règles à observer et parfois même ignorant.e.s de la simple notion de consentement, inhérente à une pratique safe et saine ». Je digresse, mais ce point me semble important pour mettre en lumière les conséquences que peut avoir cette dissociation entre cordes et sexualité. Comment se prémunir de tout problème quand on vend le shibari de cette manière, alors qu’à chaque session, une certaine énergie sexuelle peut transparaitre, même involontairement, ou même lorsque l’on se limite à l’exercice ? Et comment s’étonner des retours négatifs, abus, ou agressions quand « l’expérience vendue » est si différente de « l’expérience réelle », surtout pour les néophytes ?

Je déplore de constater l’ampleur de la pression, l’ampleur de ce silence qui dure depuis des années. Je déplore que des mécanismes de starisation aient empêché les victimes de prendre la parole d’elles-mêmes et empêché tous les intervenant.e.s de ce lieu de s’interposer et de dénoncer ces actes commis à répétition (à ma connaissance, cela n’est pas arrivé, peut-être est-ce incorrect). En ce sens, j’attends avec une réelle impatience leurs déclarations, qui seront pour moi lourdes de signification. Dans un milieu fondé sur ces valeurs si importantes que sont la bienveillance, le respect, l’écoute, la communication ou le consentement, l’omerta ne fut que plus révoltante à mes yeux ; et la dissonance d’autant plus évidente entre les valeurs prônées et les actes.

En parlant d’actes, je conclurai rapidement ce billet en abordant la réponse ouverte de l’intéressé, publiée hier sur FetLife. Je retrouve dans ses mots une tentative de coller à tout prix à cette image, l’idyllique représentation que je m’étais moi-même forgée à nos premiers contacts. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les excuses arrivent tard, pour celles qui avaient mis tant d’effort à aborder le sujet avec lui, ou ne serait-ce qu’initier vainement un dialogue. J’en viens même à douter de leur sincérité, tant les actes commis sont minimisés, passant « d’agressions » à des « personnes blessées ». Très honnêtement et mettant à part mon propre vécu et mes propres émotions, cette réponse est vraiment la moindre des choses, le moins qu’il pouvait faire, et j’irais jusqu’à dire « ce qu’il se devait de faire » maintenant que le sujet est sur la table. Réelles excuses ou manipulation, mon cœur balance car j’aime voir le bon en chacun, mais je ne peux que douter, encore une fois, de leur bien-fondé. Je doute de sa compréhension de la situation, je doute de la réalité de la remise en question, et plus que des mots, j’attends maintenant des actes.

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